CHAPITRE 3

 

Suntouch House portait bien son nom. Nous avons quitté Bay City et suivi la côte vers le sud durant une trentaine de minutes, avant que le changement dans le sifflement des turbines m’avertisse que nous approchions de notre destination. Le soleil plongeait vers la mer, et la lumière avait pris une teinte dorée. J’ai jeté un œil dehors pendant la descente. Les vagues étaient de cuivre fondu et l’air d’ambre pur. C’était comme atterrir dans un pot de miel.

Le transport a viré un peu sec, ce qui m’a permis d’apercevoir la propriété Bancroft, qui longeait la mer. Le terrain, un camaïeu de pelouse et de gravier soigneusement rafraîchis, entourait une maison au toit de tuiles assez grande pour accueillir une petite armée. Les murs étaient blancs, le toit corail et l’armée, si elle existait, était invisible. Les systèmes de sécurité de Bancroft demeuraient très discrets.

À mesure que le transport descendait, j’ai remarqué certains détails, comme le mirage d’une clôture de sécurité, le long d’un des bords de la propriété. Presque invisible, déformant à peine la vue de la maison. Pas mal.

À moins d’une dizaine de mètres de la pelouse admirablement tondue, le pilote a écrasé le frein dans une manœuvre inutile. Le transport a tremblé de toute sa carcasse et nous nous sommes posés brutalement en faisant jaillir des mottes d’herbe.

J’ai lancé à Ortega un regard de reproche. Sans s’en soucier, elle a ouvert l’écoutille pour sortir. Je l’ai rejointe sur la pelouse endommagée.

— C’était quoi, ça ? ai-je hurlé par-dessus les turbines en soulevant du pied une plaque de gazon arraché. Vous en avez après Bancroft parce qu’il ne croit pas à son suicide ?

— Non, répondit Ortega en observant la maison comme si elle comptait s’y installer. Non, ce n’est pas pour cela que nous en avons après M. Bancroft.

— Vous pouvez me dire pourquoi, alors ?

— C’est vous le détective.

Une jeune femme est apparue sur le côté de la maison, une raquette de tennis à la main et a commencé à traverser la pelouse dans notre direction. Elle s’est arrêtée à une vingtaine de mètres, puis elle a coincé la raquette sous son bras et a porté ses mains à sa bouche pour crier :

— Vous êtes Kovacs ?

Elle était magnifique dans le genre soleil-mer-sport ; son petit ensemble de tennis lui allait à ravir. Des cheveux dorés ondulaient sur ses épaules quand elle bougeait et son cri avait révélé la blancheur de ses dents. Elle portait un bandeau ainsi que des poignets d’éponge… pas pour la déco, d’après la sueur sur son front. Ses jambes étaient bien musclées et un biceps ferme s’est contracté quand elle a levé les bras. Des seins exubérants tendaient le tissu du justaucorps. Je me suis demandé si c’était son corps d’origine.

— Oui, ai-je répondu en criant moi aussi. Je suis Takeshi Kovacs. J’ai été libéré ce matin.

— Vous deviez attendre quelqu’un au complexe de stockage.

C’était une accusation. J’ai levé les mains.

— C’est ce que j’ai fait.

— Pas la police, a-t-elle dit en s’avançant, les yeux rivés sur Ortega. Vous, je vous connais.

— Lieutenant Ortega, a dit Ortega, avec un ton très « soirée mondaine ». Bay City. Division des Dommages organiques.

— Oui, je me souviens, à présent. (Le ton était indubitablement hostile.) Je suppose que vous vous êtes arrangés pour que notre chauffeur se fasse arrêter…

— Non, ce doit être la Circulation, m’dame, a répondu poliment Ortega. Je n’ai aucun lien avec leurs services…

La jeune femme a eu un rictus.

— Oh, j’en suis certaine, lieutenant ! Et vous n’avez aucun ami là-bas, bien sûr. Nous l’aurons fait libérer avant le coucher du soleil, vous savez.

J’ai jeté un œil pour voir la réaction d’Ortega, mais il n’y en eut aucune. Le visage de faucon est resté impassible. J’étais plutôt préoccupé par le rictus de la jeune femme à la raquette. C’était une expression horrible, qui appartenait à un visage bien plus âgé.

Deux hommes se tenaient près de la maison depuis notre arrivée, des armes automatiques à l’épaule. Après s’être contentés de nous surveiller, ils sortaient de l’ombre et s’avançaient vers nous. À en juger par la légère dilatation des yeux de la jeune femme à la raquette, elle avait dû les appeler via un micro interne. Sur Harlan, les gens hésitaient encore à s’incruster du matériel à l’intérieur du corps, mais il semblait que la mode soit différente sur Terre.

— Vous n’êtes pas la bienvenue ici, lieutenant, a dit la jeune femme d’un ton glacial.

— On s’en va, m’dame, a répondu Ortega.

Elle m’a mis une claque inattendue sur l’épaule et est repartie vers le transport d’un pas léger. À mi-chemin, elle s’est soudain arrêtée et retournée.

— Kovacs, j’ai failli oublier. Vous en aurez besoin.

Fouillant dans sa poche de poitrine, elle m’a jeté un petit paquet. Je l’ai attrapé par réflexe et je l’ai regardé. Des cigarettes.

— À bientôt.

Elle s’est hissée à l’intérieur du transport et a verrouillé l’écoutille. Je l’ai vue me regarder à travers le hublot. Le transport s’est soulevé à pleine puissance, pulvérisant le sol et creusant une tranchée dans la pelouse en direction de l’océan. Je l’ai suivi des yeux jusqu’à ce qu’il disparaisse.

— Charmant, a dit la femme à côté de moi.

— Madame Bancroft ?

Elle s’est retournée. D’après son expression, je n’étais pas plus le bienvenu ici qu’Ortega. Elle avait vu le geste de camaraderie du lieutenant et ses lèvres étaient tordues de désapprobation.

— Mon mari vous a envoyé une voiture, monsieur Kovacs. Pourquoi ne l’avez-vous pas utilisée ?

J’ai sorti la lettre de Bancroft.

— Une voiture devait m’attendre… Elle ne m’attendait pas.

La femme a essayé de m’arracher la lettre des mains et je l’ai mise hors de portée. Elle est restée devant moi, écarlate, ses seins se soulevant et retombant au rythme de son souffle. Dans un réservoir, un corps continue à produire des hormones, comme s’il dormait. Je me suis soudain rendu compte que j’avais une érection de la taille d’une bouche d’incendie.

— Vous auriez dû patienter.

Harlan a une gravité de 0,8 g. Je me suis senti lourd. J’ai laissé échapper un soupir.

— Madame Bancroft, si je l’avais attendue, j’y serais encore. Pouvons-nous entrer ?

Ses yeux se sont durcis et j’ai lu en eux son âge véritable. Baissant le regard, elle a retrouvé son calme. Quand elle a repris la parole, sa voix s’était adoucie.

— Je suis navrée, monsieur Kovacs. J’oublie les bonnes manières. La police, comme vous l’avez vu, n’a pas montré beaucoup de compassion. Cette affaire a été difficile et nous sommes tous sur les nerfs. Si vous pouviez…

— Ne vous justifiez pas.

— Mais si… je suis navrée, vraiment. Je n’ai pas l’habitude de me conduire ainsi. Ni aucun de nous, d’ailleurs… (Elle a fait un geste large comme pour dire que les deux gardes armés derrière elle portaient d’habitude des guirlandes de fleurs.) Veuillez accepter mes excuses.

— Bien entendu.

— Mon mari vous attend dans le salon marin. Je vous y conduis sur-le-champ.

 

L’intérieur de la maison était lumineux et aéré. Une domestique qui nous attendait à la porte de la véranda a pris la raquette de Mme Bancroft sans un mot. Nous avons traversé un hall en marbre, décoré d’œuvres d’art qui paraissaient anciennes même à mon œil non entraîné. Des dessins de Gagarine et d’Armstrong, des représentations empathiques de Konrad Harlan et d’Angin Chandra. À l’autre bout de cette galerie se trouvait une sorte d’arbre rouge. Je me suis arrêté devant et Mme Bancroft a rebroussé chemin pour me rejoindre.

— Vous aimez ? a-t-elle demandé.

— Beaucoup. Cela vient de Mars, n’est-ce pas ?

Du coin de l’œil, j’ai capté un changement subtil dans son expression. Elle était en train de me réévaluer. Je me suis retourné pour la regarder.

— Je suis impressionnée, a-t-elle déclaré.

— La plupart des gens le sont. Parfois, je fais aussi des saltos arrière.

Elle m’a regardé intensément.

— Vous savez vraiment de quoi il s’agit ?

— Franchement, non. Je m’intéressais à l’art structurel… J’ai reconnu la pierre d’après les photos, mais…

— C’est un brin-de-chant.

Elle est passée devant moi et a laissé un de ses doigts courir sur l’une des branches. Un léger soupir s’en est échappé et un parfum de cerise et de moutarde s’est répandu dans l’air.

— Est-ce vivant ?

— Nul ne le sait. (Un enthousiasme surprenant a vibré dans sa voix et elle m’a paru soudain plus sympathique.) Sur Mars, ils poussent jusqu’à atteindre cent mètres de haut, avec une base aussi épaisse que des maisons. On peut les entendre chanter à des kilomètres et leur parfum porte aussi loin… D’après les marques d’érosion, les experts estiment que la plupart d’entre eux ont au moins dix mille ans. Celui-ci existe peut-être depuis la fondation de l’Empire romain…

— Cela a dû coûter une fortune. De le ramener sur Terre, je veux dire.

— L’argent n’était pas un problème, monsieur Kovacs.

Le masque est tombé de nouveau sur son visage. Il était temps de continuer.

Nous avons accéléré dans le couloir, peut-être pour rattraper le temps perdu. À chaque pas, les seins de Mme Bancroft tressautaient sous la fine étoffe de son justaucorps et je me suis forcé à m’intéresser aux œuvres d’art de l’autre côté du couloir. D’autres travaux empathiques ; Angin Chandra, la main posée sur une fusée phallique. Ça ne m’aidait pas.

Le salon marin était situé à l’extrémité de l’aile ouest. Mme Bancroft m’y a fait entrer par une simple porte de bois et le soleil nous a frappés dès notre entrée.

— Laurens, c’est M. Kovacs…

J’ai levé la main pour me protéger les yeux. À l’étage, des portes en verre coulissantes donnaient accès à un balcon. Un homme y était accoudé.

Il avait dû nous entendre entrer ; il avait dû aussi entendre le croiseur de la police, mais il était tout de même resté là, à regarder la mer. Revenir d’entre les morts peut faire cet effet, parfois. À moins que ce soit seulement de l’arrogance.

Mme Bancroft m’a fait signe d’avancer et nous avons grimpé des marches du même bois que la porte. Les murs de la pièce étaient couverts de livres du sol au plafond. Le soleil leur donnait une patine orange.

M. Bancroft s’est retourné quand nous sommes entrés sur le balcon. Il tenait un livre.

— Monsieur Kovacs, a-t-il dit en le posant pour me serrer la main. C’est un plaisir de vous rencontrer enfin. Comment trouvez-vous votre nouvelle enveloppe ?

— Ça va. Elle est confortable.

— Oui. Je ne me suis pas impliqué dans les détails, mais j’ai donné des instructions à mes avocats pour qu’ils trouvent quelque chose… d’adéquat. (Il a tourné ses yeux vers le ciel, comme pour chercher le croiseur d’Ortega à l’horizon.) J’espère que la police n’a pas fait trop de zèle.

— Pas pour l’instant.

Bancroft ressemblait à un homme qui lisait. Sur Harlan, il y avait un acteur, une star d’expéria appelée Alain Marriott, surtout connu pour son portrait d’un jeune philosophe quelliste luttant contre la tyrannie brutale des jeunes années de l’Installation. On peut douter du réalisme de la vision des quellistes, mais c’était un bon film. Je l’ai vu deux fois. Bancroft ressemblait un peu à Marriott dans ce rôle : mince, élégant, avec de longs cheveux gris coiffés en queue-de-cheval et des yeux noirs et durs. Le livre dans sa main et les étagères qui l’entouraient semblaient être une extension naturelle de la puissance de l’esprit qui transparaissait dans ses yeux.

Bancroft a effleuré l’épaule de son épouse avec une désinvolture dédaigneuse qui, dans mon état actuel, m’a donné envie de pleurer.

— C’était encore cette femme, a dit Mme Bancroft. Le lieutenant.

Bancroft a hoché la tête.

— Ne t’inquiète pas, Miriam. Ils tâtent le terrain. Je les avais prévenus que j’agirais ainsi et ils m’ont ignoré. Maintenant que M. Kovacs est ici, ils me prennent au sérieux. (Il s’est tourné vers moi.) La police ne m’a pas beaucoup aidé dans cette affaire.

— Ouais. C’est pour cette raison que je suis là, apparemment.

Nous nous sommes regardés tandis que je me demandais si j’étais, oui ou non, en colère contre cet homme. Il m’avait traîné à travers la moitié de l’univers habité, injecté dans un nouveau corps et proposé un marché que je ne pouvais refuser. Les gens riches agissent ainsi. Quand on a le pouvoir, pourquoi ne pas l’utiliser ? Les hommes et les femmes ne sont que des marchandises, comme le reste. Rangez-les, transportez-les, décantez-les. Signez là, s’il vous plaît.

D’un autre côté… pour l’instant, à Suntouch House, tout le monde avait prononcé mon nom correctement… et puis, ce n’est pas comme si j’avais le choix. Et il y avait l’argent. Cent mille dollars NU, six ou sept fois plus que ce que Sarah et moi espérions nous faire dans le coup de Millsport. Des dollars NU, la monnaie la plus forte, négociable sur n’importe quel monde du Protectorat.

Ça valait le coup de garder son calme.

Bancroft a une fois de plus posé la main sur sa femme, cette fois au niveau de la taille, pour la renvoyer.

— Miriam, pourrais-tu nous laisser seuls un moment ? Je suis certain que M. Kovacs a de nombreuses questions et je ne voudrais pas t’ennuyer.

— En vérité, je désirerais aussi poser certaines questions à Mme Bancroft…

Elle était déjà en train de sortir quand ma phrase l’a arrêtée net. Penchant la tête, elle nous a regardés tour à tour, Bancroft et moi. À côté de moi, son mari a frémi. Ce n’était pas ce qu’il voulait.

— Je pourrai peut-être vous voir plus tard, ai-je ajouté. En privé.

— Oui, bien sûr, a-t-elle répondu, puis ses yeux ont croisé les miens avant de papillonner ailleurs. Je serai dans la salle des cartes. Envoie-moi M. Kovacs quand vous en aurez terminé.

Nous l’avons regardée tous deux quitter le balcon. Quand la porte s’est refermée, Bancroft a désigné un fauteuil. Derrière, un antique télescope astronomique était pointé sur l’horizon, prenant la poussière. J’ai regardé les planches sous mes pieds ; elles aussi étaient vieilles. L’impression d’âge m’a enveloppé comme une cape et je me suis assis avec un léger frisson de malaise.

— Ne me prenez pas pour un macho, je vous prie, monsieur Kovacs. Après un peu moins de deux cent cinquante ans de mariage, la politesse est l’essence principale de ma relation avec Miriam. Il vaudrait mieux que vous lui parliez seul…

— Je comprends, ai-je dit en embellissant un peu la vérité.

— Voulez-vous boire quelque chose ? De l’alcool ?

— Non, merci. Seulement un jus de fruit, si vous en avez.

Les tremblements associés à l’injection commençaient à se faire sentir. En plus, je commençais à me découvrir des tremblements dans les pieds et dans les doigts, sans doute dus à la fébrilité causée par le manque de nicotine. À part quelques cigarettes empruntées à Sarah, j’avais arrêté depuis deux enveloppes et je n’avais aucune envie de replonger maintenant. L’alcool m’achèverait.

Bancroft a croisé les mains sur ses genoux.

— Bien sûr. Je vais vous en faire apporter. À présent, par où voudriez-vous commencer ?

— Nous pourrions peut-être parler de ce que vous attendez de moi. Je ne sais pas ce que Reileen Kawahara vous a dit, ou quelle réputation les Corps diplomatiques ont sur Terre, mais n’espérez aucun miracle. Je ne suis pas un sorcier.

— J’en suis conscient. J’ai lu attentivement la littérature concernant les Corps. Reileen Kawahara m’a seulement dit que l’on pouvait compter sur vous, même si vous étiez un peu… fatigant.

Je me souvenais des méthodes de Kawahara et de mes réactions.

Fatigant. Pour sûr.

Je lui ai fait le discours habituel. Il était amusant de me présenter à un client qui avait déjà acquis mes services. Il était tout aussi amusant de rabaisser mes capacités. La modestie n’est pas le fort de la communauté criminelle. Il est de rigueur de gonfler les réputations…

Pour un peu, j’aurais pu être de retour dans les Corps. Les longues tables de conférences et Virginia Vidaura passant un savon à son équipe.

— L’entraînement des Corps diplomatiques a été développé pour les unités de commandos coloniaux des NU. Ce qui ne veut pas dire…

Ce qui ne voulait pas dire que chaque membre des Corps était l’équivalent d’un membre de commando. Pas exactement… mais, dites-moi, quelle est la définition d’un soldat ? Quelle part de l’entraînement des forces spéciales est physique et quelle part spirituelle ? Et que se passe-t-il quand le corps et l’esprit sont séparés ?

L’espace, pour utiliser un cliché, est vaste. Le plus proche des Mondes établis se situe à cinquante années-lumière de la Terre. Les plus lointains sont quatre fois plus loin et certains des transports des Colonies sont encore en route. Si un maniaque commence à jongler avec des nucléaires tactiques ou un jouet menaçant la biosphère, que faites-vous ? Une des solutions est de transmettre l’information, par injection hyperspatiale, à une vitesse si proche de l’instantané que les scientifiques se prennent encore la tête pour trouver la bonne terminologie… mais, pour citer Quellcrist Falconer, ce n’est pas comme ça que vous pourrez déployer vos putains de divisions. Et si vous lancez un transport de troupes par des moyens classiques au moment où ça commence à chier, les marines arriveront juste à temps pour interroger les petits-enfants des vainqueurs.

Ce n’est pas une façon de gérer un Protectorat.

D’accord, on peut numériser et transporter les esprits d’une équipe de combat de choc. Cela fait longtemps que la loi du grand nombre a cessé de compter dans une guerre, et la plupart des victoires militaires de la dernière moitié du millénaire ont été gagnées grâce à de petites unités de guérilla. Oui, il est possible d’envoyer les esprits de vos supersoldats t.h.d. dans des enveloppes avec conditionnement de combat, système nerveux boosté et muscles renforcés aux stéroïdes.

Et ensuite ?

Ensuite, les voilà dans des corps qu’ils ne connaissent pas, sur un monde qu’ils ne connaissent pas, combattant pour des étrangers contre d’autres étrangers pour des raisons dont ils n’ont jamais entendu parler et auxquelles ils ne comprendraient sans doute rien. Le climat est différent, le langage et la culture sont différents, la faune et la flore sont différentes, l’atmosphère est différente. Merde, même la gravité est différente. Ils ne savent rien et leur implanter des connaissances locales leur donne une masse considérable d’informations à assimiler alors qu’ils doivent défendre leur vie quelques heures après s’être fait envelopper.

C’est pour ça que les Corps diplomatiques existent.

Conditionnement neurachem, interfaces cyborg, amélioration, tout cela est physique. La plupart de ces modifications ne touchent pas l’esprit et c’est l’esprit qui est envoyé. C’est comme ça que les Corps ont débuté. Ils ont ressorti des techniques psychospirituelles connues des cultures orientales sur Terre depuis des milliers d’années et les ont distillées dans un système d’entraînement si complet que, sur la plupart des mondes, on interdit aux lauréats d’exercer une fonction politique ou militaire.

Ce ne sont pas des soldats, non. Pas exactement.

— Je travaille par absorption, ai-je dit pour terminer. Je suis en contact avec quelque chose, je l’absorbe et je m’en sers pour m’en sortir.

Bancroft a changé de position. Il n’avait pas l’habitude d’écouter et cela se voyait.

Il était temps de s’intéresser à lui.

— Qui a découvert votre corps ?

— Ma fille, Naomi.

Il s’est interrompu quand la porte s’est ouverte à l’étage d’en dessous. Un instant plus tard, la domestique qui avait pris la raquette de Miriam Bancroft a fait son apparition sur le balcon avec un flacon glacé et de grands verres sur un plateau. Bancroft était équipé d’un micro interne, comme tout le monde à Suntouch House, semblait-il.

La domestique a posé le plateau. Elle a servi sans un mot, puis s’est éclipsée sur un léger mouvement de tête de Bancroft. Les yeux de celui-ci l’ont suivie un moment, dans le vague.

De retour de l’au-delà. Ce n’était pas une blague.

— Naomi, ai-je répété doucement.

Il a cligné des yeux.

— Oh ! oui. Elle est passée ici pour me demander quelque chose. Sûrement les clés d’une des limousines. Je suis un père permissif, je suppose, et Naomi est ma cadette.

— Quel âge ?

— Vingt-trois ans.

— Avez-vous beaucoup d’enfants ?

— Oui. Beaucoup. (Bancroft a eu un sourire quasi imperceptible.) Quand vous en avez les loisirs et les moyens, mettre des enfants au monde est une véritable joie. J’ai vingt-sept fils et trente-quatre filles.

— Vivent-ils avec vous ?

— Naomi, oui, la plupart du temps. Les autres vont et viennent. La plupart ont une famille, maintenant.

— Comment va Naomi ?

Découvrir son père sans tête n’était pas la meilleure façon de commencer la journée.

— Elle est en psychochirurgie, a répondu Bancroft. Mais elle s’en sortira. Voulez-vous lui parler ?

— Pas pour le moment, ai-je dit en me levant et en me dirigeant vers la porte du balcon. Vous dites qu’elle est venue ici… C’est ici que cela s’est passé ?

— Oui, a répondu Bancroft en me rejoignant à la porte. Quelqu’un est entré et m’a arraché la tête avec un blaster à particules. Il y a encore la marque sur le mur, là, au-dessus du bureau.

Je suis entré et j’ai descendu les marches. Le bureau était un lourd élément de bois-miroir. Ils avaient dû en importer le code génétique de Harlan pour le faire pousser ici. Une idée qui m’a semblé aussi extravagante que le brin-de-chant du hall et d’un goût plus douteux.

Sur Harlan, le bois-miroir poussait dans les forêts de trois continents, et tous les bouges de Millsport taillaient leurs comptoirs dedans. J’en ai fait le tour pour inspecter le mur. La surface blanche était tachée de noir, signature incontestable d’une arme à rayonnement. J’ai passé l’essentiel de ma jeunesse à produire ce genre de marques. La brûlure commençait à hauteur de la tête et se prolongeait en arc vers le bas.

Bancroft était resté sur le balcon. J’ai levé les yeux vers lui.

— C’est la seule trace de tir dans la pièce ?

— Oui.

— Rien d’autre n’a été abîmé, cassé, dérangé ?

— Non. Rien.

Il voulait en dire plus, mais il attendait que j’en aie terminé.

— Et la police a trouvé l’arme à côté de vous ?

— Oui.

— Possédez-vous une arme capable de faire cela ?

— Oui. D’ailleurs, c’était la mienne. Je la garde dans un coffre sous le bureau, qui ne s’ouvre que par empreintes palmaires. Les policiers ont trouvé le coffre ouvert ; rien d’autre n’avait été déplacé. Voulez-vous regarder à l’intérieur ?

— Pas pour le moment, merci.

Je savais d’expérience comme les meubles en bois-miroir étaient lourds. J’ai soulevé un coin du tapis sous le bureau. Il y avait une ligne de fracture invisible sur le sol.

— Le coffre est réglé sur quelles empreintes ?

— Celles de Miriam et les miennes.

Il y a eu une pause significative. Bancroft a soupiré, assez fort pour être entendu de l’autre côté de la pièce.

— Allez-y, Kovacs. Dites-le. Tout le monde l’a dit. Ou je me suis suicidé, ou Miriam m’a assassiné. Il n’y a pas d’autre explication rationnelle. J’entends ça depuis ma sortie du réservoir, à Alcatraz.

J’ai étudié la pièce avant de croiser son regard.

— Vous avouerez que ça facilite la tâche de la police, ai-je dit. C’est clair et net…

Il a reniflé, mais avec humour. Malgré moi, j’ai commencé à apprécier cet homme. Je suis remonté sur le balcon et je me suis appuyé sur la rambarde. Une silhouette vêtue de noir faisait les cent pas dans le jardin, l’arme en bandoulière. Au loin, la clôture de sécurité miroitait. Je l’ai regardée un moment.

— C’est demander beaucoup que de croire que quelqu’un a réussi à entrer ici, malgré votre système de sécurité, puis que ce quelqu’un a ouvert un coffre auquel seul votre femme et vous aviez accès et vous a tué sans rien déranger. Or, vous êtes un homme intelligent… vous devez donc avoir vos raisons.

— Oh ! j’en ai ! Plusieurs.

— Des raisons que la police a choisi d’ignorer.

— Oui.

Je me suis retourné vers lui.

— Allons-y, écoutons-les.

— Vous les avez en face de vous, monsieur Kovacs, a déclaré Bancroft. Je suis là. Je suis de retour. On ne peut pas me tuer en détruisant ma pile corticale.

— Vous avez un stockage à distance. Évidemment. Quel est le rythme de sauvegarde ?

Bancroft a souri.

— Toutes les quarante-huit heures, a-t-il dit en tapotant la base de sa nuque. Injection directe, d’ici à une pile protégée dans les installations de PsychaSec à Alcatraz. Je n’ai même pas à y penser.

— Et ils gardent vos clones au frais.

— Oui. De multiples unités.

L’immortalité garantie. Je suis resté assis à y réfléchir un instant, à me demander à quel point cela me plairait. À me demander si cela me plairait.

— Ce doit être cher, ai-je dit enfin.

— Pas vraiment. PsychaSec m’appartient.

— Oh !

— Vous voyez, monsieur Kovacs, ni moi ni ma femme n’avons appuyé sur la détente. Nous savions tous deux que ce ne serait pas suffisant pour me tuer. Même si cela paraît incroyable, c’est forcément un étranger qui a agi. Quelqu’un qui ignorait tout du stockage externe.

— Le suicide est rarement rationnel, ai-je ajouté.

— Oui, c’est ce qu’a dit la police. L’irrationalité est pratique pour expliquer toutes les incohérences de leur théorie.

— Qui sont ?

C’était ce que Bancroft voulait me révéler plus tôt. Il a tout sorti d’un coup.

— Que j’avais choisi de marcher les deux derniers kilomètres pour rentrer chez moi, que j’étais entré à pied dans la propriété, puis que j’avais réajusté mon horloge interne avant de me tuer.

— Je vous demande pardon ? ai-je fait en clignant des yeux.

— La police a trouvé les traces d’un atterrissage de croiseur dans un champ, à deux kilomètres du périmètre de Suntouch House… juste au-delà du rayon de surveillance de la sécurité de la propriété. Cela tombe bien, non ? Or, il n’y avait pas de couverture satellite à ce moment précis… ce qui tombe bien également.

— Ils ont vérifié les données des taxis ?

Bancroft a acquiescé.

— Pour ce qu’elles valent, oui. Les lois de la Côte ouest n’obligent pas les compagnies de taxis à garder les enregistrements des allées et venues de leur flotte. Les compagnies les plus réputées le font, bien sûr, mais pas toutes. Certaines s’en servent même comme argument de vente. La confidentialité. (Une expression de frayeur est passée rapidement sur le visage de Bancroft.) Pour certains clients, l’avantage est certain.

— Avez-vous utilisé ces compagnies dans le passé ?

— À l’occasion, oui.

La question suivante était suspendue dans l’air, juste entre nous. Je ne l’ai pas posée. S’il avait eu besoin de confidentialité, Bancroft n’allait pas me confier ses raisons. Je n’allais pas le forcer à parler sans plus d’informations.

Bancroft s’est éclairci la voix.

— Certains indices suggéreraient que le véhicule n’était pas un taxi. La police a parlé de « distribution de l’effet de champ ». Un spectre correspondant à un véhicule plus lourd.

— Tout dépend de la légèreté de son atterrissage…

— Je sais. En tout cas, mes traces partent de cette zone d’arrivée et l’état de mes chaussures correspond à une promenade de deux kilomètres à travers champs. Et puis, il y a eu un appel passé de cette pièce un peu après 3 heures, la nuit où j’ai été tué. L’heure a été vérifiée. Il n’y a pas de voix à l’autre bout de la ligne, juste une respiration.

— Et la police le sait ?

— Bien sûr.

— Comment l’expliquent-ils ?

Bancroft a eu un sourire.

— Ils ne l’expliquent pas. Ils pensent que la promenade solitaire sous la pluie démontre des idées suicidaires et ils ne voient aucun problème au fait qu’un homme vérifie son horloge interne avant de se faire sauter la tête. Le suicide n’est pas un acte rationnel. Ils ont des statistiques. Apparemment, le monde est plein d’incompétents qui se suicident et se réveillent le lendemain dans une nouvelle enveloppe. On me l’a expliqué. Ils oublient qu’ils portent une pile, ou cela ne leur semble pas important au moment de leur acte. Notre Sécurité sociale adorée les ramène, malgré leurs désirs et les lettres de suicide. Un véritable abus de pouvoir. Est-ce la même chose sur Harlan ?

— Plus ou moins, ai-je répondu en haussant les épaules. Si la demande est officiellement documentée, ils sont obligés d’abandonner. Sinon, l’entrave à résurrection est un délit.

— Je suppose que la précaution est sage.

— Oui. Ça empêche les assassins de faire passer leurs boulots pour des suicides.

Bancroft s’est appuyé sur la balustrade et m’a fixé du regard.

— Monsieur Kovacs, j’ai trois cent cinquante-sept ans. J’ai survécu à une guerre corpo, à la chute conséquente de mes intérêts industriels et financiers, à la vraie mort de deux de mes enfants, à trois crises économiques majeures, au moins, et je suis toujours là. Je ne suis pas le genre d’homme à m’ôter la vie, et si je l’étais, je me serais débrouillé autrement. Si j’avais eu l’intention de mourir, vous ne me parleriez pas aujourd’hui. Est-ce clair ?

J’ai regardé ses yeux durs et sombres.

— Oui. Très clair.

— Bien, a-t-il dit en détournant le regard. Pouvons-nous continuer ?

— D’accord. La police. Ils ne vous aiment pas beaucoup, non ?

Bancroft eut un sourire sans beaucoup d’humour.

— La police et moi avons un problème de perspective.

— De perspective ?

— En effet, a-t-il dit en faisant quelques pas le long du balcon. Venez, je vais vous montrer ce que je veux dire.

Je l’ai suivi, accrochant le télescope avec mon bras et orientant la lunette vers le ciel. La fatigue de l’injection commençait à se faire sentir. Les moteurs du télescope ont gémi et l’appareil est revenu dans sa position initiale. Les données d’élévation et de distance ont clignoté sur un ancien afficheur à mémoire. Je me suis arrêté pour le voir se réaligner. Les empreintes de doigts sur le clavier étaient brouillées par une couche de poussière antédiluvienne.

Bancroft n’a pas remarqué ma maladresse, ou il était simplement poli.

— C’est à vous ? lui ai-je demandé en montrant l’instrument du pouce.

Il a jeté un coup d’œil absent.

— C’était une de mes passions. Du temps où on contemplait encore les étoiles. Vous ne pouvez vous souvenir de ce sentiment… (C’était dit sans prétention ou arrogance. Sa voix avait perdu un peu de sa concentration, comme si sa transmission se perdait dans le lointain.) J’ai regardé dans cette lentille pour la dernière fois il y a presque deux siècles. La plupart des vaisseaux des Colonies étaient toujours en vol. Nous attendions encore de savoir s’ils allaient atteindre leur but. Que les faisceaux d’injection nous reviennent. Comme les signaux des phares… Il était en train de me perdre. Je l’ai ramené à la réalité.

— La perspective ? lui ai-je demandé gentiment.

— La perspective, a-t-il répété en balayant sa propriété du bras. Vous voyez cet arbre ? Derrière les courts de tennis ?

Je ne pouvais pas le rater. Un monstre plus haut que la maison, dont l’ombre était plus grande qu’un court. J’ai acquiescé.

— Cet arbre a plus de sept cents ans. Quand j’ai acheté la propriété, j’ai engagé un architecte et il a voulu le faire couper. Il voulait construire la maison plus haut sur la pente et l’arbre gâchait la vue sur la mer. Je l’ai viré. (Bancroft s’est retourné pour être sûr que je le comprenais.) Vous voyez, monsieur Kovacs, cet ingénieur avait la trentaine et, pour lui, l’arbre n’était qu’un… obstacle sur son chemin. Qu’il fasse partie du monde depuis plus de vingt fois sa vie ne semblait pas le toucher. Il n’avait pas de respect.

— Vous êtes l’arbre.

— Exactement. Je suis l’arbre. La police aimerait me couper, comme cet architecte. Je suis un ennui pour eux et ils n’ont aucun respect.

Je me suis assis pour digérer ce qu’il venait de dire. L’attitude de Kristin Ortega commençait à prendre sens. Si Bancroft pensait qu’il était au-dessus des basses considérations des citoyens normaux, il ne devait pas se faire beaucoup d’amis en uniforme. Inutile de lui expliquer que, pour Ortega, il existait un autre arbre appelé « la loi » et qu’à ses yeux Bancroft y enfonçait quelques clous. J’ai déjà vu ce genre de situations, des deux côtés de la barrière. Il n’y a aucune solution, à part celle qu’avaient choisie mes ancêtres : quand vous n’aimez pas les lois, vous allez là où elles ne peuvent pas vous toucher.

Et vous en créez de nouvelles.

Bancroft est resté contre la balustrade. Il communiait peut-être avec l’arbre. J’ai décidé de laisser de côté cet aspect-là de l’enquête.

— De quand date votre dernier souvenir ?

— Du mardi 14 octobre. Je vais me coucher à minuit.

— Votre dernier souvenir avant la sauvegarde.

— Oui, la transmission a dû débuter à 4 heures, mais je devais dormir à cette heure-là.

— Pratiquement quarante-huit heures avant votre mort.

— J’en ai peur.

C’était la pire éventualité. En quarante-huit heures, il pouvait se passer n’importe quoi. Bancroft avait pu faire un aller et retour sur la Lune. J’ai frotté la cicatrice au-dessus de mon œil, me demandant comment elle avait pu arriver là.

— Et rien avant ce moment ne suggère que quelqu’un aurait voulu vous tuer ? (Bancroft était appuyé sur la rambarde et regardait au loin, mais je l’ai vu sourire.) J’ai dit quelque chose de drôle ?

Il a eu la grâce de revenir s’asseoir.

— Non, monsieur Kovacs. Il n’y a rien d’amusant dans cette situation. Quelqu’un veut ma mort et ce n’est pas un sentiment agréable. Mais vous devez comprendre que pour un homme dans ma position les inimitiés, et même les menaces de mort, font partie du quotidien. Les gens m’envient, les gens me détestent. C’est la rançon du succès.

Voilà qui était nouveau pour moi. Des gens me détestaient sur une dizaine de planètes et je n’avais pourtant pas grand succès.

— Y en avait-il d’intéressantes ces derniers jours ? Des menaces de mort, je veux dire ?

Il a haussé les épaules.

— Peut-être. Je ne m’en occupe pas. Il s’agit du travail de Mlle Prescott.

— Vous ne considérez pas que les menaces de mort sont dignes de votre attention ?

— Monsieur Kovacs, je suis un entrepreneur. Des occasions et des crises se présentent ; je les gère. La vie continue. J’engage des managers pour s’en occuper.

— C’est très pratique mais, au vu des circonstances, je trouve difficile à croire que ni vous ni la police n’ayez consulté les dossiers de Mlle Prescott…

Bancroft a agité la main.

— Bien sûr, la police a fait ses recherches. Oumou Prescott leur a répété ce qu’elle m’avait dit. Que rien d’extraordinaire n’avait été reçu lors des six derniers mois. J’ai assez confiance en elle pour ne pas avoir à vérifier. Mais vous aurez sûrement envie de voir par vous-même.

L’idée de me plonger dans le vitriol incohérent vomi par les paumés et les âmes perdues de ce monde m’épuisait par avance. Un profond manque d’intérêt pour les problèmes de Laurens Bancroft a déferlé sur moi. Je l’ai maîtrisé avec un effort digne de l’approbation de Virginia Vidaura.

— Il me faudra parler à Oumou Prescott, de toute façon.

— Je vais vous prendre rendez-vous sur-le-champ. (Ses yeux sont partis dans le vague de celui qui consulte un matériel implanté.) Quelle heure vous conviendrait ?

J’ai levé la main.

— Ce serait mieux si je m’en occupais moi-même. Dites-lui juste que je prendrai contact avec elle. Et j’aurais besoin de visiter le complexe de réenveloppement de PsychaSec.

— Certainement. Prescott vous accompagnera, elle connaît le directeur. Autre chose ?

— Une ligne de crédit.

— Bien sûr. Ma banque vous a déjà alloué un compte à code génétique. Ils ont le même système sur Harlan, si j’ai bien compris.

J’ai léché mon pouce et je l’ai levé. Bancroft a acquiescé.

— C’est la même chose ici. Vous découvrirez qu’il y a des quartiers de Bay City où le liquide est la seule monnaie acceptée. Je ne vois aucune raison pour que vous vous attardiez dans ces zones mais, au cas où, sachez que vous pourrez toujours retirer des espèces dans les distributeurs. Avez-vous besoin d’une arme ?

— Pas pour le moment, non.

L’une des règles d’or de Virginia Vidaura était de « définir la nature de la tâche avant de choisir les outils ». La trace de stuc carbonisé sur le mur de Bancroft me semblait trop élégante pour que l’enquête se transforme aussi vite en tir aux pigeons.

— Bien.

Ma réponse avait dérangé Bancroft. Il allait saisir quelque chose dans la poche de sa chemise et il a terminé maladroitement son action. Enfin, il m’a tendu une carte.

— Ce sont mes armuriers. Je leur ai dit de s’attendre à votre visite.

J’ai pris la carte et je l’ai retournée dans ma main. « Larkin et Green, armuriers depuis 2203. » Pittoresque. Il y avait une simple rangée de chiffres dessous.

J’ai empoché la carte.

— Cela me sera peut-être utile plus tard, ai-je admis. Mais pour l’instant, je préfère atterrir en douceur. Attendre que la poussière retombe. Je pense que vous apprécierez cette approche.

— Oui, bien sûr. Agissez au mieux. Je vous fais confiance. (Bancroft a accroché mon regard et l’a soutenu.) Vous vous souviendrez néanmoins des termes de notre accord, monsieur Kovacs. Je vous paie pour un service. Je n’apprécie pas les abus de confiance.

— Je le supposais.

Je me souvenais de la façon dont Reileen Kawahara avait traité deux de ses mignons infidèles. Leurs cris d’animaux avaient longtemps hanté mes rêves. L’argument de Reileen, qu’elle avait développé en pelant une pomme, était que, puisque plus personne ne mourait vraiment, la punition ne pouvait avoir lieu que par la souffrance. J’ai senti mon nouveau visage grimacer, rien qu’à ce souvenir.

— Pour ce que ça vaut, sachez que les infos transmises par les Corps à mon sujet ne valent rien. Ma parole a autant de valeur qu’elle en a jamais eu. (Je me suis levé.) Savez-vous où je peux m’installer en ville ? Un endroit tranquille, plutôt central ?

— Essayez Mission Street. Je vais demander à quelqu’un de vous y accompagner. À Curtis, s’il est sorti de sa garde à vue… (Bancroft s’est levé lui aussi.) Je suppose que vous allez interroger Miriam. Elle en sait plus que moi sur les dernières quarante-huit heures, vous désirerez sûrement lui parler en privé…

J’ai pensé à ces yeux si anciens dans ce corps d’adolescente et l’idée d’avoir une conversation avec Miriam Bancroft m’a soudain révulsé. Au même moment, une main glaciale raclait des accords tendus au creux de mon estomac et l’extrémité de mon pénis s’est gonflée de sang.

La classe.

— Oh oui ! ai-je dit sans enthousiasme. Sûrement.

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